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Harcèlement sexuel et triangle de Karpman

Quand les victimes viennent au secours de leur harceleur.

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Avant-propos

Je souhaitais partager une situation qui m’a été rapportée lors d’une de mes interventions (des éléments ont été modifiés afin de préserver l’anonymat de tous). Avant d’aborder ce cas concret, je propose de définir succinctement deux notions :

Le harcèlement sexuel

La définition complète de ce harcèlement peut être retrouvée à l’article L1153-1 du Code du travail, mais pour les besoins de vulgarisation de cet article, je propose que nous nous en tenons à une version simplifiée : le harcèlement sexuel peut être considéré comme tous les comportements à caractères sexuels non-désirés, imposé par une personne à une autre.

Le triangle de Karpman

Le triangle de Karpman est une figure d'analyse transactionnelle (comprenez une grille de lecture des interactions entre les personnes) qui fait partie des théories de la psychologie.

D’après cette formule, lorsque des personnes vont interagir entre elles, dans la famille, dans le travail, entre amis, il est possible qu’elles endossent trois rôles :

  • Le rôle de victime, une personne qui besoin d’être sauvée ;
  • Le rôle de bourreau, une personne qui va nuire volontairement ou non, à la victime ;
  • Et le rôle de sauveur, une personne qui va venir secourir la victime.

Exemple : une chevalière (la sauveuse), attaque un dragon (le bourreau) pour délivrer le prince (la victime).

Mais que se passe-t-il s’il n’y a pas de dragon ?

La chevalière ne peut pas être sauveuse et le prince ne peut plus bénéficier de son statut de victime. Il en va de même pour le rôle de saveur ou de victime. Et plus encore, il est possible de glisser d’un rôle à l’autre selon les situations.

Et ainsi peuvent débuter des réflexions autour de ces rôles que nous pouvons endosser, par habitude, besoin, profit...

Maitriser le triangle de Karpman exige des connaissances que je ne détiens pas, il s’agit d’une notion complexe, aussi je me contenterais d’une simple analogie avec le cas que je souhaitais vous présenter.

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La situation

Suite à une suspicion d’un dysfonctionnement sérieux au sein d’une entreprise, les services RH et un membre d’un représentant du personnel décident d’enquêter sur le responsable d’un site.

Après des entretiens avec les salariés composant son équipe, les retours sont unanimes, le responsable en cause est exemplaire et il n’est pas responsable du dysfonctionnement. Puis une simple remarque au cours d’un entretien vient tout faire basculer : « après, si vous m’aviez parlé de son comportement avec les jeunes femmes, là c’est autre chose… »

Inquiets, les RH pressent la personne d’en dire d’avantage et ils découvrent stupéfaits que le responsable aurait adopté depuis une dizaine d’années un comportement tout fait dégradant avec les jeunes femmes, notamment les nouvelles arrivantes dont il est en charge du recrutement.

Les services RH et le représentant du personnel décident d’interroger à nouveau les salariés sur ce point précis et là c’est le grand déballage : regards insistants, jeux de langue, cadeaux gênants, achat de sous-vêtements, caresses et baisers non sollicités, remarques grivoises et sexistes, toute la jurisprudence sur le harcèlement sexuel y passe (à retrouver dans le très bon guide pratique proposé par le Ministère du travail).

Les RH blêmissent et le représentant du personnel est abasourdi, d’autant que le responsable est lui-même un représentant du personnel. Après avoir recueilli les témoignages de tous les concernés, il est décidé d’entendre le mis en cause.

Le responsable est de prime abord dans le déni « c’est n’importe quoi, ce sont des foutaises », puis dans la colère « mais si je m’étais si mal comporté depuis des années, pourquoi personne ne s’est plaint et pourquoi ne m’avoir rien reproché ! » et enfin l’abattement « je suis un monstre, je n’oserais plus regarder mes collègues dans les yeux ».

Dès le lendemain le responsable est en arrêt maladie et fait savoir à l’entreprise qu’il ne souhaite pas revenir.

Face aux preuves indiscutables et aux aveux du concerné, les RH savent qu’il est de la responsabilité de l’employeur de mettre fin au harcèlement mais également de sanctionner le harceleur (voir les articles L. 1153-5 et L. 1153-6 du code du travail.

Si le Code du travail n’évoque que cette notion de sanction, les juges sont plus enclins à estimer que la seule sanction adaptée est le licenciement pour faute grave (par exemple les juges considèrent qu’un avertissement n’est pas suffisant pour sanctionner un harcèlement sexuel, Cour de cassation, chambre sociale, 17 février 2021, n° 19-18. 149).

Or le mis en cause est un salarié protégé, il faut donc l’accord de l’inspection du travail. Les RH décident de contacter l’agent en charge de l’entreprise, pour obtenir aide et conseil. L’inspection du travail prend immédiatement la mesure de la gravité de la situation et rassure l’employeur, le licenciement sera autorisé, à condition que les salariés témoignent à nouveau, cette fois devant l’inspection du travail.

L’employeur informe donc les salariés de cette nouvelle requête et là tout bascule, les salariés refusent catégoriquement de réitérer leur témoignage.

La raison : le refus de briser la vie de leur responsable. Les salariés s’étaient imaginés qu’un rappel à l’ordre ou un avertissement seraient la conséquence de l’enquête, mais en entendant parler de licenciement, de faute grave et d’inspection du travail c’est la levée de bouclier.

Ils reconnaissent de grandes qualités professionnelles à leur responsable, certains habitent dans le même village et leurs enfants se côtoient, c’est un homme qui ne compte pas ses heures et qui a toujours soutenu ses collègues.

Les RH et le représentant du personnel, autrefois sauveurs, deviennent bourreaux, le harceleur, de bourreau passe à victime, et les salariés se transforment de victime à sauveurs.

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L’employeur se tourne donc vers l’inspection du travail pour les informer de l’évolution de la situation et la réponse est sans appel : sans les témoignages des salariés le licenciement ne pourra pas être autorisé.

L’employeur fait valoir que les RH et un représentant du personnel ont déjà dressé un rapport d’enquête, comprenant les témoignages initiaux des salariés.

Mais cela n’est pas suffisant pour l’inspection du travail, en effet, en autorisant le licenciement c’est elle, et donc l’Etat, qui prend la responsabilité.

Selon l’agent, si le responsable souhaite intenter une action en justice, sans des témoignages approuvés par les services de l’inspection du travail, les juges pourraient estimer que le licenciement n’est pas justifié.

Une solution alternative est proposée, la rupture conventionnelle, l’agent de l’inspection du travail annonçant que face à cette situation bloquante, il s’engagerait à la valider aussi vite que possible.

La proposition est faite au salarié qui l’accepte et quitte ainsi la société.

Bilan

Dans un premier temps on peut se questionner sur la valeur probante du rapport d’enquête réalisé par un employeur. Une telle enquête, et son rapport, sont en effet de plus en sollicités par les juges, au point de considérer que leur absence constitue une faute de l’employeur (Cass. Soc. 27.11.2019 : n° 18-10551).

Si on suit cet exemple, ce rapport d’enquête fait foi pour la majorité des salariés, mais pour un salarié protégé, seule une enquête réalisée par l’inspection du travail permettra d’approuver ou non le licenciement.

S’il est possible de comprendre les raisons avancées par l’inspection du travail, cela pose la question pour les salariés d’être entendus à deux reprises, une fois par la société, une seconde fois par l’inspection du travail, au risque de multiplier les absences dans le travail et les difficultés émotionnelles pouvant résulter d’une telle enquête.

Concernant la solution d’une rupture conventionnelle, celle-ci est problématique pour plusieurs raisons, la principale étant que le harceleur n’a pas été sanctionné.

D’une part, une victime pourrait attaquer l’employeur, les juges estimant que si un rapport d’enquête juge un salarié coupable de harcèlement, l’absence de sanction entraine la responsabilité de l’employeur qui a l’obligation de protéger ses salariés (Cassation sociale, 1er juin 2016, n° 14-19.702 et Cassation criminelle, 26 janvier 2016, n° 14-80. 455).

D’autre part, on peut s’interroger sur le message envoyé aux salariés, sur un harceleur avéré qui n’est pas sanctionné.

Qu’est-ce qui aurait pu être fait différemment dans cette situation ?

A mon sens rien de plus, l’employeur semblait pris ici entre Charybde et Scylla.

dc

Interprétation

Une des conclusions possibles est, selon moi, que les salariés avaient intégré dans leur fonctionnement, le comportement de leur responsable, tout en le subissant. La libération de la parole était, pour la plupart des victimes nécessaire mais également suffisante, pour beaucoup un licenciement était une sanction disproportionnée par rapport aux faits reprochés.

Cependant, si on peut entendre les sentiments qui animent des salariés ne pas briser la carrière d’un collègue, voir d’un ami, respecté, on peut également comprendre que ce dernier a fauté, et gravement si on en croit les témoignages.

Combien de jeunes femmes sont arrivées la boule au ventre au travail, angoissées de le croiser ? Combien sont rentrées chez elle en pleurs d’avoir du supporter ses remarques ou ses attouchements ? Et surtout, si l’affaire n’avait pas été éventée, les choses auraient-elles continuées jusqu’à atteindre des actes plus graves encore ?

Il me semble qu’un des nœuds du problème de cette affaire réside dans le fait que le harcèlement, sexuel ou moral, souffre encore d’une image soit floue soit minorée. Le harcèlement est encore trop souvent perçu comme des boutades qui ont dérapés ou des commentaires un peu « olé olé ».

Le harcèlement est pourtant puni par le Code Pénal et le Code du travail, et il ne viendrait à l’esprit de personne de considérer qu’un salarié qui met régulièrement des coups de poings dans le visage de ses collègues est simplement « quelqu’un de sanguin qui ne mérite pas de voir sa carrière brisée car il est un peu impulsif ».

Les violences psychiques ont des conséquences similaires, et parfois même supérieures, aux violences physiques.

C’est donc en amont que les choses auraient pu être différentes, avec d’avantage de prévention, de formation, de sensibilisation des salariés et des managers sur ces questions.

Mais ces actions sont envisageables pour des entreprises dotées des moyens humains et financiers conséquents, pour de petites structures cet aspect est souvent délaissé faute de temps ou de moyens.

La confiance que porte alors les salariés dans leurs responsables, leur service RH et leurs représentants du personnel devient donc essentielle pour alerter sur des comportements non-professionnels, avant que ceux-ci ne s’enracinent.